Les écrans du socialisme - Sciences Po Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2010

Les écrans du socialisme

Résumé

Cette contribution porte sur l’histoire du communisme bulgare envisagée à travers le prisme de l'industrie cinématographique des années 1970-1980 - une période considérée comme l’« âge d’or » du film bulgare. Biens culturels autant qu’objets de divertissement à une époque où les concurrences et complicités entre spectacles théâtral, cinématographique et télévisuel rythment l’ère nouvelle des loisirs, les fictions bulgares furent conjointement appelées à participer à l’édification d’un socialisme soucieux de « développement harmonieux de la personnalité » et à rencontrer les attentes de publics de plus en plus différenciés. Chargées de décrire le contemporain pour mieux le faire advenir, elles tendent un miroir à facettes multiples sur une société où l’avènement d’une consommation de masse s’étourdit d’acquisitions, de constructions et de voyages, redéfinissant - dans une société dite égalitaire - les styles de vie, ainsi que les codes de l’ostentation sociale et de la prodigalité. Mais les écrans du socialisme fournissent également un site d’observation privilégié des mécanismes de production et de négociation de la domination. Pour les spectateurs, le rituel cinématographique mêle en effet dans l’ouverture rectangulaire des salles obscures sentiment d’évasion et discipline des corps (sorties scolaires obligées, pédagogie de conférence pour soldats réticents, etc.), épanouissement sensoriel et apprentissage d’un regard préparé aux fictions par d’édifiantes actualités cinématographiques, temporalité quadrillée des séances diurnes et reconquête jubilatoire d’un temps pour soi à la faveur de projections illicites. Synonymes de fermeture et d’ouverture, les mondes du film le sont aussi par les mises en mouvements qui en scandent la vie quotidienne - acteurs, opérateurs, cinéastes envoyés se former à l’étranger, participer à des co-productions, défendre leurs oeuvres dans des festivals ; caméras, pellicules, éclairages importés de l’Est ou, plus rarement, de l’Ouest, bricolés, recyclés ; copies de films visionnées à l’étranger, dans l’intimité de salles d’art et d’essai citadines ou dans de villageoises maisons de la culture, etc. -. Ces itinéraires traversent les frontières de la Bulgarie et, de plus en plus au fil des années 1970, celles des « blocs » Est/Ouest, dessinant, dans la superposition des circuits et jeux d’échelle, une topographie des liens et des influences qui a, différemment selon les périodes, participé de la construction du socialisme autant que de sa contestation. Ce faisant, l'étude du cinéma suggère une lecture de la domination en régime communisme plus complexe qu'une réflexion articulée autour des seuls termes de la censure et de son contournement ne le donnerait à penser. Elle montre en particulier le caractère volontiers ambigu, diffus, des rapports entre « idéologues » et « professionnels », « censeurs » et « censurés », noués dans des relations sociales où coexistent solidarités professionnelles et rivalités, interconnaissances et dépendances, faveurs et petites trahisons. Une multitude de petites contraintes, d’entraves et de brimades, souvent d’origines distinctes, semble mieux la décrire que la notion de grands schémas répressifs. En dernier ressort, il semble impossible de comprendre les trajectoires professionnelles et sociales des professionnels du cinéma bulgaresi sans tenir compte du fait qu’ils furent à la fois les agents et les destinataires d’un projet socialiste où façonnage égalitaire et dynamiques de différentiation sociale relevaient de processus solidaires.
Fichier non déposé

Dates et versions

hal-03393348 , version 1 (21-10-2021)

Identifiants

Citer

Nadège Ragaru. Les écrans du socialisme : Micro-pouvoirs et quotidienneté dans le cinéma bulgare. Vie quotidienne et pouvoir sous le communisme. Consommer à l'Est., Centre de recherches internationales, pp.277 - 348, 2010, 9782811103590. ⟨hal-03393348⟩
17 Consultations
0 Téléchargements

Partager

Gmail Facebook X LinkedIn More